Lorsque les calvinistes argumentent contre la validité conceptuelle de la liberté libertarienne, ils sapent leur propre théologie de Dieu.
Commençons par clarifier la terminologie. Selon Robert Kane, la liberté libertarienne comporte deux éléments principaux : « Nous croyons avoir le libre arbitre lorsque (a) il “dépend de nous” de choisir parmi un ensemble de possibilités alternatives, et (b) l’origine ou la source de nos choix et actions se trouve en nous et non chez quelqu’un ou quelque chose d’autre sur lequel nous n’avons aucun contrôle »1KANE, Robert. Libertarian freedom. In : The Oxford Handbook of Free Will. Oxford UP : Oxford, 2001, p. 5..
Le libertarianisme insiste sur le fait que le libre arbitre est incompatible avec le déterminisme. Les agents peuvent accomplir des actions libres, et ces actions ne sont pas simplement des maillons d’une chaîne d’événements prédéterminée. Les penseurs chrétiens qui adhèrent généralement à une compréhension calviniste de la souveraineté s’opposent à la légitimité de la liberté libertarienne. À l’inverse, ils proposent une version du déterminisme théiste, selon laquelle toutes les actions humaines sont prédéterminées par Dieu. Cette discussion sur le libre arbitre constitue une grande partie du cœur du fameux débat qui anime les dortoirs chrétiens aux États-Unis : le débat entre calvinisme et arminianisme.
Mon objectif dans cet article n’est pas d’explorer toutes les nuances complexes de cette discussion (un projet voué à l’échec dès le départ), mais de répondre à un argument particulier avancé par les calvinistes, à savoir que la liberté libertarienne ne peut exister parce qu’elle est conceptuellement incohérente. Comme étude de cas, je me concentrerai sur les arguments de John Frame dans The Doctrine of God. Selon Frame (et d’autres calvinistes), nous perdons notre temps à discuter de la possibilité pour les humains d’avoir une liberté libertarienne, car celle-ci est une notion théoriquement incohérente. Cependant, je souhaite montrer que les calvinistes ne peuvent pas défendre cet argument de manière cohérente, car, au minimum, ils doivent croire que Dieu possède la liberté libertarienne.
La critique calviniste
Dans The Doctrine of God, Frame critique la légitimité de la liberté libertarienne au motif qu’elle est incompréhensible et ne fournit pas les conditions préalables suffisantes à la responsabilité morale d’un agent2FRAME, John M.. The Doctrine of God. P&R Pub: Phillipsburg, NJ, 2002, p. 141.. Pour illustrer son propos, il imagine un personnage, Hubert, qui décide de braquer une banque. Frame soutient que si l’action de Hubert n’était pas déjà prédéterminée par ses motifs et ses désirs, alors ses actions seraient finalement arbitraires :
Si l’action de Hubert pouvait être démontrée comme indépendante de ses motifs, il serait probablement jugé fou et donc non responsable, plutôt que coupable. En effet, si l’action de Hubert était totalement indépendante de son caractère, de ses désirs et de ses motifs, on pourrait se demander en quoi cette action était vraiment celle de Hubert3Ibid., p. 141.
Dans une note de bas de page, Frame anticipe et répond à une objection libertarienne à son expérience de pensée. Une réponse libertarienne serait que la volonté était celle de Hubert, et donc que l’action était la sienne. Mais que signifie ici « volonté » ? La volonté de Hubert a-t-elle un caractère ? A-t-elle des préférences ou des désirs ? Si oui, alors nous revenons à des actions contrôlées par la nature de l’individu, ce que le libertarianisme rejette. Si elle n’a aucun caractère, alors en quoi est-elle différente d’une simple force agissant au hasard et tout à fait séparée de Hubert ? Dans ce cas, comment peut-elle être la volonté de Hubert ?
Ainsi, Frame présente le problème théorique de la liberté libertarienne comme un dilemme : soit les actions de Hubert sont déterminées par ses motifs, soit elles sont le produit du hasard. Reconnaître la première option impliquerait une compréhension calviniste et déterministe de la liberté, tandis que reconnaître la seconde rendrait les choix arbitraires. Aucune des deux options n’est ouverte au libertarien. L’argument de Frame n’est pas facile à réfuter. L’accusation d’arbitraire a été portée contre les libertariens pendant des siècles, et ceux-ci peinent à présenter une image positive et cohérente de la façon dont des actions et des choix non déterministes ne sont pas arbitraires. Mon objectif n’est pas de répondre à l’argument de Frame, mais de montrer que sa théologie, ainsi que celles de ses collègues calvinistes, se heurtent au même problème que les libertariens.
Le problème de la liberté de Dieu
Afin de préserver l’aséité, ou l’autosuffisance de Dieu, il semble que Dieu doive posséder une certaine forme de liberté libertarienne. Après tout, si le choix de Dieu de créer était prédéterminé par sa nature, alors la création jouerait un rôle essentiel dans la nature de Dieu. Si certains penseurs, comme les théologiens du processus, acceptent cette implication, les calvinistes ne sont pas prêts à compromettre l’aséité de Dieu. Pour que Dieu soit absolument autosuffisant, il doit avoir été libre, dans un sens non déterministe, de s’abstenir de faire exister la création.
John Frame reconnaît que « rien dans la nature de Dieu ne l’a obligé à créer et à racheter. Et il y a une forte raison de croire qu’il n’y était pas obligé, à savoir la simple gratuité de la grâce. »4Ibid., p. 235 Mais dès qu’il admet cela, il se retrouve pris dans le même dilemme que celui qu’il a posé aux libertariens. Sa réponse est d’admettre qu’il ne peut pas fournir une explication conceptuellement cohérente de la liberté non déterministe de Dieu :
Cette discussion laisse des questions difficiles sans réponse. On peut bien se demander, si les décisions libres de Dieu ne sont déterminées par aucun de ses attributs, alors d’où viennent-elles ? Si ces décisions ne sont pas des accidents libertariens aléatoires, alors qu’est-ce qui les explique ? Je ne peux que répondre, avec Paul : « Oh, profondeur de la richesse, de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! Que ses jugements sont insondables, et ses voies incompréhensibles ! » (Romains 11:33)5Ibid., p. 236.
Il est important de noter que Frame repose sur un homme de paille dans cette réponse. Les libertariens ne soutiennent pas que les décisions libres sont des « accidents aléatoires ». Ils insistent sur le fait qu’elles ne sont ni aléatoires ni prédéterminées. Le défi, pour les libertariens, est d’expliquer clairement et de façon cohérente comment ce type de liberté fonctionne réellement. Mais Frame se montre plus indulgent envers lui-même qu’envers ses adversaires, au point de tracer des lignes arbitraires dans le débat.
Bien qu’il ne veuille pas l’admettre, Frame attribue une forme de liberté libertarienne à Dieu. Cependant en faisant cela, il s’appuie sur un double standard : quand Frame ne peut pas expliquer comment la liberté libertarienne de Dieu fonctionne, c’est simplement un signe de sa finitude face à l’incompréhensibilité de Dieu ; mais quand les libertariens ne peuvent pas expliquer comment la liberté libertarienne fonctionne, c’est parce que leur position est philosophiquement bancale. Il suffit de substituer le terme « Dieu » à « Hubert » dans son expérience de pensée précédente pour montrer que son objection au libertarianisme sape sa propre théologie de Dieu.
La nécessité de la liberté
Attribuer la liberté libertarienne à Dieu ne règle pas, bien sûr, l’ensemble du débat sur le libre arbitre. Après tout, le calviniste pourrait arguer que si Dieu a la liberté libertarienne, les humains ne l’ont pas. Cependant, cette discussion clarifie que les calvinistes ne peuvent pas soutenir que la liberté libertarienne est conceptuellement incohérente sans saper leur propre théologie. Pour autant que je puisse le constater, les calvinistes doivent reconnaître que Dieu possède la liberté libertarienne s’ils ne veulent pas abandonner la doctrine de l’autosuffisance de Dieu. Et tant que c’est le cas, nier la validité et l’existence de la liberté libertarienne n’est pas une option valable.
En d’autres termes, tant que les calvinistes ne veulent pas jeter le bébé avec l’eau du bain, ils ne sont pas « libres » de rejeter la liberté libertarienne.
[N.D.L.R. : Une partie de la tradition réformée-calviniste ne soutient pas les critiques conceptuelles du libre arbitre libertarien exposées ci-dessus, car elle suppose que Dieu doit posséder une telle liberté pour que la création puisse être considérée comme contingente6VAN ASSELT, Willem J. Introduction to Reformed Scholasticism. Grand Rapids : Reformed Heritage Books, 2011, p. 199. « Pour les scolastiques réformés, le point le plus important de cette distinction entre nécessité et contingence était qu'elle dépend de la volonté ad extra de Dieu, dérivée de différents objets. Si la décision de la volonté divine s'adresse à des objets contingents ad extra, alors la volonté de Dieu est également contingente. En d'autres termes, Dieu veut de manière contingente tout ce qui est contingent. La réalité créée est donc la manifestation contingente de la liberté divine et n'émane pas nécessairement de l'essence de Dieu. Car si tel était le cas, toutes choses coïncideraient fondamentalement avec l'essence de Dieu, et le monde actuel serait un monde éternel et le seul monde possible. ». Cette acceptation d’une forme de liberté libertarienne en Dieu ne remet toutefois pas en cause leur croyance dans le déterminisme théologique concernant l’homme7PRECIADO, Michael Patrick. Le compatibilisme de Muller [Muller’s Compatibilism]. Arminianisme évangélique, 2025, [1ère éd. 2024]. Disponible à l’adresse : https://arminianisme-evangelique.fr/ressources/PRECIADO-Michael-P.-Le-compatibilisme-de-Muller.pdf.
En revanche, ceux qui rejettent l’application du libertarianisme à Dieu, ou qui affirment une simplicité divine stricte, se heurtent au problème du nécessitarisme notamment introduit par le problème philosophique d’« effondrement modal » (Modal Collapse)8MULLINS, Ryan, SHANNON, Byrd. Divine Simplicity and Modal Collapse: A Persistent Problem. European Journal for Philosophy of Religion. 2022, vol. 14, n°1, p. 21-52. Disponible à l'adresse : https://helda.helsinki.fi/bitstreams/d00ac058-08c1-4640-b0e4-e09d26f579b7/download. Plusieurs tentatives de réponse ont été proposées9PEDERSEN, D. J., LILLEY, C.. Divine Simplicity, God’s Freedom, and the Supposed Problem of Modal Collapse. Journal of Reformed Theology. 2022, vol. 16, n°1-2, p. 127-147. Disponible à l'adresse : https://doi.org/10.1163/15697312-bja10028, mais ces défenses demeurent fragiles10VALLICELLA, William F.. If Someone is Walking, is He Necessarily Walking? Divine Simplicity and Modal Collapse. In : William F. Vallicella : Philosophy in Progress [en ligne]. 2025-03-25 [consulté le 2025-06-10]. Disponible à l’adresse : https://williamfvallicella.substack.com/p/if-someone-is-walking-is-he-necessarily.]
Article original : QUICK, Jacob. The Calvinist Conundrum. In : Conciliar Post [en ligne], 2018-04-25. consulté le 2025-06-10. Disponible à l’adresse : https://conciliarpost.com/theology-spirituality/the-calvinist-conundrum/
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