On m'a récemment interrogé sur la doctrine chrétienne de la dépravation totale. La personne qui me questionnait était une chrétienne élevée dans les cercles wesleyo-arminiens. Elle me demanda :
Nous, wesleyens, ne croyons-nous pas que la dépravation de l'homme est totale ? Dans ce cas, l'homme n'est-il pas dépourvu de tout ce à quoi Dieu pourrait se référer pour l'appeler au salut ?
Je lui ai répondu que les wesleyens, entre autres, croient que l'image de Dieu dans l'homme (l'Imago Dei) est entachée en conséquence de la chute d'Adam, sans être toutefois détruite. Tous les humains, même s'ils sont pécheurs, continuent à porter l'image de Dieu. De plus, il existe une grâce prévenante (la grâce qui précède) permettant même au plus vil des pécheurs d'être capable de répondre à l'appel de l'Évangile.
Sa question m'a incité à proposer quelques précisions sur le sujet de la dépravation totale.
La dépravation totale atteint chaque aspect de l'humanité
Dans quelle mesure la dépravation est totale ? Il s'agit non seulement d'une question théologique profonde, mais aussi d'une question pastorale importante.
Au dix-huitième siècle, John Fletcher, immigré d'origine suisse, a quitté son pays pour l'Angleterre, s'est converti dans un cadre méthodiste, a appris la langue anglaise et a été ordonné pasteur anglican (épiscopalien). Il a servi dans une église à Madeley et s'est fait connaître sous le nom de Fletcher of Madeley. Il fut choisi par John Wesley pour lui succéder, mais il mourut avant Wesley.
Fletcher était érudit en théologie et a écrit Five Checks to Antinomianism, qui était une réponse au calvinisme dans l'Angleterre de son époque. Voici une de ses déclarations sur la gravité et l'étendue du péché, qui peut être considérée comme une bonne représentation de la théologie méthodiste sur cette question.
Dans toute religion, il y a une vérité ou une erreur principale qui, comme le premier maillon d'une chaîne, entraîne nécessairement à sa suite toutes les parties avec lesquelles elle est essentiellement liée. Ce principe fondamental du christianisme est la doctrine de notre condition corrompue et perdue ; car si l'homme n'est pas en discordance avec son Créateur, quel besoin d'un médiateur entre Dieu et lui ? S'il n'est pas une créature dépravée et irrécupérable, quelle est la nécessité d'un restaurateur et d'un sauveur aussi merveilleux que le Fils de Dieu ? S'il n'est pas esclave du péché, pourquoi est-il racheté par Jésus-Christ ? S'il n'est pas souillé, pourquoi doit-il être lavé dans le sang de l'Agneau immaculé ? Si son âme n'est pas déréglée, pourquoi un médecin divin ? S'il n'est pas désemparé et misérable, pourquoi est-il perpétuellement invité à s'assurer l'assistance et les consolations de l'Esprit Saint ? Et, en un mot, s'il n'est pas né dans le péché, pourquoi la nouvelle naissance est-elle si absolument nécessaire que le Christ déclare avec les accents les plus solennels que, sans elle, nul ne peut voir le royaume de Dieu ?
Pour les wesleyo-arminiens, quel est le degré de dépravation totale ? Nous sommes parfois accusés d'avoir une vision superficielle du péché, d'être des semi-pélagiens. Voici un extrait du sermon 44 de Wesley, sur le péché originel :
Dieu vit « toute l'imagination des pensées de leur coeur c'est-à-dire de leur âme, de l'homme intérieur, de cet esprit qui est en l'homme et qui est le principe de tous ses actes, soit intérieurs, soit extérieurs. Toute l'imagination !» aucun autre terme ne saurait avoir une portée plus étendue ; car ce mot imagination embrasse tout ce qui se forme, se fait ou s'invente au dedans de l'homme : tout ce qui existe ou se passe dans son âme ; toutes ses inclinations, affections, passions et convoitises ; tous ses sentiments, tous ses desseins, toutes ses pensées. Ce mot comprend même les paroles et les actions, puisqu'elles découlent nécessairement de cette même source, et que leur qualité est bonne ou mauvaise selon que la source est bonne ou mauvaise. Eh bien, Dieu vit que tout cela, sans aucune réserve, était mauvais, contraire à la droiture morale [...]
Il n'utilise pas ici le terme de « dépravation totale », mais c'est certainement ce qu'il décrit. Lorsque Wesley a révisé les Trente-neuf articles de religion de l'Église d'Angleterre pour en faire ses Vingt-quatre articles (plus un), il a raccourci l'article sur le péché, mais a conservé les mots suivants :
[...] c'est la corruption de la nature de tout homme, qui est naturellement engendrée par la descendance d'Adam, par laquelle l'homme est très éloigné de la justice originelle, et est de sa propre nature enclin au mal, et cela continuellement [...].
Les Écritures confirment-elles ces paroles qui donnent à réfléchir ?
- « Le cœur est tortueux par-dessus tout, et il est méchant : Qui peut le connaître ? » (Je 17:9).
- « [...] Il n'y a pas de juste, pas même un seul [...] » (Rm 3:9-10).
Le théologien suisse du vingtième siècle, Emil Brunner, écrit :
Le péché, au sens chrétien du terme, est la déchirure qui traverse toute l'existence.
La dépravation totale ne rend pas l'homme aussi mauvais qu'il pourrait l'être
Donald Bloesch, théologien américain contemporain, propose d'autres éclaircissements sur la doctrine de la dépravation totale. Selon moi, il tente de combler les différences théologiques dans les rangs évangéliques et de faire une déclaration pour l'« évangélisme » contemporain. Je le considère comme un érudit réformé modéré qui tente de corriger ou de clarifier les extrêmes de la doctrine réformée. Veuillez noter les réserves qu'il ajoute à chacune de ses affirmations.
Bloesch écrit que la dépravation totale peut être considérée comme ayant quatre significations :
Premièrement, il s'agit de la corruption au centre même de l'être humain, le cœur, mais cela ne signifie pas que l'humanité de l'homme a cessé d'exister. Deuxièmement, elle signifie l'infection de chaque partie de l'être humain, ce qui ne veut pas dire que cette infection est uniformément répartie ou qu'il ne reste rien de bon dans l'homme. Troisièmement, elle désigne l'incapacité totale de l'homme pécheur à plaire à Dieu ou à venir à lui, à moins d'être poussé par la grâce, ce qui n'implique pas que l'homme ne soit pas libre dans d'autres domaines de sa vie. Quatrièmement, elle inclut l'idée de la corruption universelle de la race humaine, bien que certains peuples et cultures manifestent cette corruption beaucoup moins que d'autres.
La bonté que Bloesch reconnaît est de nature sociale ou morale1N.D.L.R. : Ainsi, il faut comprendre le terme « totale » en relation avec l'étendue et non en relation avec l'intensité ou la profondeur. Nous pouvons proposer l'analogie suivante, si dans un verre d'eau, sont introduites quelques gouttes d'un poison, la totalité de l'eau est corrompue sans toutefois être devenue du poison pur.. Elle ne contribue en rien au salut de l'individu. Toute la vertu salvatrice se trouve dans le Christ.
La dépravation totale rend le péché inévitable sans le rendre nécessaire
De même, [l'inévitabilité du péché n'est pas la même chose que sa nécessité. [...] Le philosophe Alvin Plantinga fait la distinction entre la nécessité et l'inévitabilité. Nous ne péchons pas nécessairement, c'est-à-dire que nous ne devons commettre tel ou tel péché en tant qu'une conséquence nécessaire. Ou, comme le fait remarquer un autre philosophe, « les mauvais désirs inclinent », mais « ils ne créent pas une fatalité »2SWINBURNE, Richard. Responsibility and Atonement. Oxford: Clarendon, 1989, p. 138.. Néanmoins, nous péchons inévitablement, c'est-à-dire qu'en plus de notre inclination à pécher, étant donné le grand nombre d'occasions de pécher, nous finissons par pécher à un moment ou à un autre.
Keith Wyma propose une analogie utile tirée du monde du sport :
À l'heure où j'écris ces lignes, mes Pacers de l'Indiana bien-aimés viennent de s'incliner face aux rustres Miami Heat. Cette défaite a mis fin à une série de vingt-cinq victoires à domicile. Les Pacers auraient-ils pu gagner ce match ? Oui. Pour chacun des matchs à domicile qui restent à jouer cette saison, les Pacers pourraient-ils gagner ? Oui. L'équipe aurait-elle alors pu remporter une série de victoires à domicile s'étendant de novembre 1999 (date à laquelle la série a réellement commencé) à la fin de la saison 2000 ? Malheureusement, je pense que non. En général, l'équipe peut gagner chaque match qu'elle joue, mais elle ne peut pas gagner tous ses matchs3WYMA, Keith D.. Innocent Sinfulness, Guilty Sin: Original Sin and Divine Justice. In : A Reader in Contemporary Philosophical Theology. Edinburgh: T&T Clark, 2009, p. 288..
4COPAN, Paul. Loving Wisdom: A Guide to Philosophy and Christian Faith. Grand Rapids, MI: Eerdmans, 2020, p. 242.]
Conséquences pratiques du déni de la dépravation totale
On ne peut guère échapper au fait qu'à notre époque, parmi les évangéliques, la doctrine du péché et de la dépravation totale n'occupe pas une place prépondérante dans la réflexion ou dans la prédication. Il en résulte probablement les répercussions suivantes :
- Une doctrine fondamentale du christianisme est sérieusement mise en sourdine. Les trois grands thèmes des Écritures chrétiennes sont Dieu, le péché et la rédemption. Il est juste de parler à nos contemporains de l'amour de Dieu, mais cela ne suffit pas. La gravité du péché doit également occuper une place prépondérante dans notre message.
- La bénédiction de la grâce ne peut être ressentie au niveau du cœur que par ceux qui ont ressenti l'aiguillon de leur propre péché. « [M]ais là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5:20b). Une vision superficielle du péché signifie une vision superficielle de la grâce et peut-être un sens réduit et atténué du pardon de Dieu.
- Cette négligence peut être à l'origine d'une vision négligente de la sainteté de la part de nombreux croyants. Le commandement clair des deux Testaments est : « Soyez saints, car je suis saint, moi, l'Éternel, votre Dieu » (Lé 19:2 ; 1P 1:15-16). La conséquence de la négligence dans ce domaine peut se traduire par un ralentissement de la formation du caractère chez les chrétiens et un témoignage déficient dans la vie quotidienne. Mais, cette négligence peut aussi s'accompagner d'une capacité réduite à assumer la responsabilité d'actes répréhensibles d'une nature plus subtile.
Lorsque, en tant que croyants, nous nous rappelons bien « la fosse d'où nous avons été tirés », ou les péchés dont nous sommes délivrés, et, au-delà, l'horreur du péché dans toutes ses expressions, cela donne de la profondeur à notre vie dévotionnelle, à notre amour des Écritures, à notre besoin d'adoration publique et à notre service fidèle pour notre Seigneur.
[En complément voir : Pourquoi, selon l'arminianisme, l'intelligence humaine est incapable de choisir le salut ?]
Article original : BASTIAN, Donald N.. How Total Is Total Depravity? Some Thoughts and Reflections. In : Just Call Me Pastor [en ligne]. 2009-06-22 [consulté le 2023-01-10]. Disponible à l’adresse : https://justcallmepastor.wordpress.com/2009/06/22/how-total-is-total-depravity-some-thoughts-and-reflections/
Source des citations bibliques : La Sainte Bible : nouvelle édition de Genève 1979. Genève : Société Biblique de Genève, 1979.